15 Décembre 2014
La première à disparaître fut la Tour Eiffel. Puis, alors que tout ce que Paris comptait d’électriciens chevronnés accourait au chevet de la vieille dame à la santé chancelante, ce fut au tour de Big Ben de s’effacer. Puis à quelques heures d’écart, la Tour de Pise, la Porte de Brandebourg et le Kremlin. Puis plus rien.
Les autorités mirent plusieurs heures à remettre les réseaux en état. N’ayant aucune explication logique et pas plus de réponses, ils arguèrent simplement de «problèmes techniques» dans les médias qui ne demandèrent pas leurs restes. Il y avait toujours un massacre plus intéressant à raconter, une affaire de mœurs plus dégueulasse à illustrer, une petite phrase plus impactante à décortiquer. Les gens reprirent tranquillement le cours de leurs vies. Ils avaient vraiment autre chose à foutre.
Le vent de panique prit sa source en Irak. Dans un pays en pleine reconstruction, un pays dont les infrastructures déjà peu épargnées par la guerre ou parfois vétustes tenaient par miracle, la panne instantanée du plus grand hôpital de Bagdad fit une centaine de morts parmi les patients les plus faibles, les vieux et les nouveaux-nés. Malgré les générateurs, ce fut l’hécatombe. Le monde occidental commença à en entendre parler à l’heure du dîner devant une œuf mayo, un navarin ou une pizza. Et passa à autre chose.
Quand Las Vegas fut plongé dans le noir, immeuble après immeuble, casino après casino comme dans un concours de chute de dominos géants, le monde entier se mit enfin à prendre conscience du problème. Ces milliers d’ampoules américaines avaient plus de valeur que les vies de centaines d’enfants d’un pays subalterne. Sur Youtube, les vidéos fleurirent à grande vitesse, vite relayées sur Facebook. Sur Twitter, l’Amérique criait son désarroi en moins de 140 signes. Sur Google, «Blackout» fit un carton instantané. À la traîne, les médias traditionnels n’embrayèrent que plusieurs minutes plus tard.
Malgré le concours de la Garde Nationale, de l’ensemble des Marines de San Francisco rapatriés d’urgence vers la capitale du jeu, d’un nombre non négligeable d’agents du FBI, de la CIA et de spécialistes des réseaux électriques, personne ne fut en mesure de remettre les plombs. Le rideau était tiré sur Vegas. Dans la nuit, pillages et agressions se succédèrent. Le meilleur score de l’année.
Le lendemain, ce fut Bombay qui disparut peu à peu, lampion après lampion. Puis Rio. Quand le Corcovado s’évapora dans l’obscurité, la voix de la peur enfla de toute la ville. D’une rue l’autre, n’épargnant personne des nantis aux miséreux, la nuit gagna du terrain sans que personne ne puisse faire quoi que ce soit. En quelques heures, les stocks de bougies furent dévalisés. L’armée fut dépêchée pour faire ouvrir de force les drogueries, les supermarchés et les épiceries du coin. Les plus avisés se mirent à vendre leurs stocks de piles à même la rue et firent de bons bénéfices.
Dans toutes les chancelleries, ministères et palais présidentiels du monde, le branle-bas de combat était la règle. Les supputations allaient bon train, d’Al Qaida aux groupuscules d’extrême gauche. Ou d’extrême droite. Mais personne ne savait, tergiversait en conjectures, attendant les échos de leurs services secrets qui leur revenaient sans parasites. Tout le monde pataugeait dans la semoule. Tout le monde passait pour un con. Et surtout, tout le monde se demandait s’il allait être le suivant.
En 3 jours, ni Vegas, ni Bombay, ni Rio n’avaient pu être rallumés. La criminalité avait augmenté en moyenne de près de 400 %. La Tour Eiffel elle aussi restait en berne, effacée. À ses pieds, les touristes s’empressaient d’immortaliser l’événement et les flashs crépitaient presque sans interruption, une lumière stroboscopique qui la faisait chanceler sur ses pieds. Peut-être plus futés ou chanceux ou coriaces, les Anglais avaient remis Big Ben d’aplomb sans pour autant connaître le fin mot de l’histoire. À Pise, à Berlin, on cherchait encore.
Les hackers envoyèrent leur premier message le quatrième jour. Une ligne de code incompréhensible pour le péquin moyen, accessible sur 4Chan et tous les réseaux habituels où les bidouilleurs du monde entier passaient leur journée à s’auto-impressionner avec leurs trouvailles. Ils avaient même réussi à hacker TechCrunch, le premier blog au monde sur l’actualité 2.0, la Mecque du geek. Le site était hors de contrôle de ses administrateurs, seul le message avec la ligne de code apparaissait. Le nom de ce code : AC/DC.
AC/DC fut téléchargé 47 millions de fois en près de deux heures, fit rapidement le tour du monde et des ravages. Partout où une installation électronique gérait une installation électrique dans le monde, il y avait toujours un petit malin pas loin pour faire joujou avec, en direct de son ordinateur. Étonnamment, les gens s’en prirent d’abord à ceux qu’ils détestaient de loin. Les flics, les stars de télé, les politiques, les chanteuses. Ils leur coupèrent l’électricité aussi souvent qu’ils le pouvaient. Puis chacun s’attaqua à son voisin de palier, son beau-frère, son père. Une guerilla mondiale, un combat d’ombres qui se développa de manière exponentielle.
Dans leur capsule, les quelques astronautes en orbite voyaient la Terre s’éteindre à petit feu. L’homme ne savait plus vivre sans électricité, il périclitait à grande vitesse.
Disposant de moyens qu’ils ne soupçonnaient même pas, les services secrets du monde entier finirent par trouver les adresses IP cachées derrière quelques serveurs étrangers et des proxys publics en cascade. Deux adolescents qui se faisaient appeler ACM@lcom et DC@ngus sur les forums. Bjorn et Sven. La cavalerie arriva devant la cabane en moins de deux en suivant les émissions de leurs portables. Sven pensa à une blague d’un copain quand il entendit hurler Police ! derrière la porte et prit son vieux pistolet à eau. Les quatre jours d’intenses beuveries avec Bjorn au fond des bois pour fêter la création du code dont ils étaient très fiers n’aidaient pas non plus. Ils avaient d’abord testé leur invention sur la paroisse du Père Oliaffson. Ça avait marché. Puis sur la place du marché et le Beffroi. Là aussi, succès. Ils étaient les rois de l’électricité alors ils l’avaient partagé aussitôt sur la toile et tout le monde avait adoré. Ça valait bien une grosse biture. Malcom et Angus avaient bien dû écluser une vingtaine de packs de bières, un décilitre de vodka et l’herbe du grand-père d’Angus, un ancien de Christiana.
Quand la balle traversa son œil gauche à vitesse supersonique, Sven eut le temps de penser : «C’est des conneries dans les films, ça fait mal en vrai » avant que son cerveau ne cesse d’émettre et que l’ensemble de son corps n’amorce une magnifique parabole arrière que Dick Fosbury n’aurait pas renié. Moucheté de projections, Bjorn s’avança du mur, hagard, levant machinalement les bras devant les injonctions agressives des forces spéciales qui pénétraient en masse dans le chalet par les portes et les fenêtres. Il regarda son pote en charpie et n’arriva même pas à pleurer, hoquetant sans pouvoir respirer, les yeux exorbités. Mis à terre l’instant suivant, il aperçut sa propre silhouette dessinée par les restes de celui qui fut son ami sur le mur blanc du salon.
Le lendemain, tout revint à la normale. La Fée Electricité veillait à nouveau sur l’humanité.