4 Avril 2019
Te voilà retombé amoureux. Cette fois
c'est la fille d'un général sud-américain.
Tu veux être écartelé à nouveau sur cette roue.
Tu veux t'entendre dire des choses horribles
et les reconnaître pour vraies.
Tu veux que l'on commette sur ta personne
des actes innommables, des actes
dont les gens bien élevés ne parlent pas en classe.
Tu veux pouvoir sortir toute ta science
sur Simon Bolivar, sur Jorge Luis Borges,
sur toi-même surtout.
Tu veux impliquer tout le monde là-dedans !
Même quand il est quatre heures du matin
et que les lumières sont encore allumées -
ces lumières qui, depuis deux semaines
brûlent nuit et jour dans tes yeux et dans ta tête -
et que tu meurs d'envie de fumer et de boire une
limonade
mais qu'elle refuse d'éteindre les lumières, cette femme
aux yeux verts qui te fait mille petites façons,
même alors tu veux être son gaucho.
Au moment où tu tends la main vers la carafe d'eau
vide
tu crois l'entendre dire, fais-moi danser.
Fais-moi danser, dit-elle encore, et cette fois
il n'y a pas à s'y tromper. C'est l'instant
qu'elle choisit, hombre, pour te demander
de te lever et de danser à poil avec elle.
Non, tu n'as pas plus de force qu'une feuille morte,
pas plus de force qu'un petit panier en roseau
ballotté par les vagues du lac Titicaca.
N'empêche que tu bondis hors du lit,
amigo, et que tu danses
à travers des pampas immenses.
Raymond Carver, La torture, in Les feux, éditions de l'Olivier.