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Le Bon Numéro

Il avait commencé à travailler dès son adolescence sur une chaîne de montage comme son père avant lui. Il avait répété inlassablement les mêmes gestes pendant près de 40 ans, 100, 200, 300 fois par jour. Il était au serrage des boulons, un, deux, trois tours à gauche, un, deux, trois tours à droite. Il avait eu de la promotion, passant de pas grand-chose à contremaître en 1983. Il avait bien fait chier ses collègues depuis, avec sa petite part de pouvoir à lui. Il avait perdu Sylvie, son amour d’enfance en 95 à Saint-Michel dans les attentats revendiqués par le GIA, elle était montée à la capitale pour la première fois pour terminer sur une bombe mal placée. Juste sous son siège. Il l’avait pleuré au moins pendant les deux jours de congés que sa société avait daigné lui octroyer. Il avait commencé à boire sérieusement depuis, alors qu’avant il ne buvait que pour le rire. Il avait tenté de l’oublier mais les litres et les litres ne faisaient effet que quelques jours, quelques heures, quelques minutes. Il avait continué de vivre malgré tout, seul avec sa mère puis seul avec lui-même quand sa mère était partie. Il n’était même pas allé à son enterrement, trop bourré.

 

Il avait continué à vérifier que les boulons étaient bien serrés, un, deux, trois tours à gauche, un, deux, trois tours à droite par dessus l’épaule des ses manuts. Il avait vu sa boite rachetée par des japonais à l’aube du XXIeme siècle. Il avait cru que l’avenir, un instant, viendrait du Pays du Soleil Levant puis comme tous les autres, s’était résolu à regarder la vérité en face.

 

Il avait été un des premiers à être mis à la pré-retraite avec une ridicule prime d’ancienneté. Il avait beau s’être syndicalisé, et pourtant, il détestait ces connards, tentant le tout pour le tout, rien n’y fit. Il avait été lourdé comme beaucoup d’autres après lui, sans un merci pour une vie entière de bons et loyaux services. Il avait écouté le bourdonnement des caméras de télé autour du site, vu les politiciens s’empresser de faire des promesses électorales intenables, participé au blocus de l’usine, feint de se débattre de guerre lasse quand les CRS les avaient portés, un à un, pour faire respecter la loi même si elle sentait le pourri. Il s’était revu le soir à la télé, trimballé par deux casqués, avec un dernier regard pour la chaine de montage, son seul horizon pendant 38 ans. Devant son poste, Pernod en main, il avait regardé le liquide jaune non dilué au fond de son verre. Il avait porté un toast. « Place aux Jaunes ! ». Puis il s’était demandé comment on dit « La porte » en japonais. Ca l’avait fait marrer.

 

Quelques années plus tard, il avait rencontré Martine au Bar Botteur, au coin de la mairie, où il soignait ses idées noires trois ou quatre fois par jour selon les besoins. Elle avait travaillé au même endroit que lui pendant plus de trente ans mais jamais, il ne l’avait remarquée. Ils avaient discuté du bon vieux temps, autour d’un bon vieux blanc. Elle se souvenait même de sa femme. Ca lui avait fait chaud au cœur avant que Martine ne lui fasse chaud au corps. Ils avaient eu une liaison le mardi, le jeudi et le samedi car il ne voulait pas que la maison de sa femme soit celle d’une autre femme. Par respect. Par lâcheté.

 

Il s’était remis à la pêche et parfois, il y dormait, sans le vouloir. Il se réveillait au petit matin, la bouche ensablée, le regard embrumé, glacé par la rosée. Il s’en foutait. Sa vie était une longue attente, morne, saccadée par quelques rendez-vous avec Martine. Un matin, elle en avait eu assez, de ses accès de fièvre, de ses excès de fureur, de son accent alcoolisé. Elle l’avait quitté en février, sans un bruit, emmenant même la pendule Johnny Halliday qu’elle lui avait offert pour ses 60 ans. Il avait continué de vivre, bar, biture, brochet, biture, béguin, buraliste, bon an mal an. Il achetait France-Soir ou Le Parisien et passait la journée à turfer, à tenter sa chance, à tuer les jours les uns après les autres.

 

Il avait joué comme d’hab’ sa date de naissance 26 – 11 – 42, le 14 de Johan Cruyff son idole absolue, le 23 et en numéros étoile, le 1 et le 2, comme 23 12, 23 décembre 86, premier jour où la lumière du regard de Sylvie l’avait ébloui aussi sûrement qu’un lapin plein phares. Il était allé valider le lendemain, comme à chaque fois.

 

Derrière le comptoir, Nadine Berthoux entra le bulletin dans la machine. Un roulement d’yeux plus tard et Nadine s’effondra dans les vaps quand la Française des Jeux lui indiqua que le billet était gagnant. À chaque fois qu’elle avait un gagnant, même pour 200 euros, Nadine  s’effondrait. Tout le monde le savait.

Il avait offert la tournée. Et la deuxième. Et la troisième. Et ainsi de suite. 114 millions d’euros. Malgré les avis négatifs du pool de marketeurs, média-traineurs et psychologueurs de la Française des Jeux qui lui recommandaient fortement l’anonymat, il préféra les flashs, la télé, le petit quart d’heure de célébrité. Il avait mis la cravate de son mariage mais impossible de rentrer dans son costume. Alors il s’était payé une belle veste en cuir noir. Il en rêvait depuis des années. À la question insipide d’un journaliste « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? »,  il prit son air le plus sérieux et répondit simplement « Je veux racheter ma boite pour la couler. Et des restos japonais pour en faire des brasseries. Je vais filer de l’argent à Marine et Jean-Marie. Je vais m’acheter des chiens. Et je vais tous vous enculer. Profond. ». En direct sur TF1, Claire Chazal s’étouffa. L’interview ne fut étonnamment pas relayée sur les autres chaines mais la vidéo eut son petit succès sur Youtube.

Le Bon Numéro
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T
Bien. Encore quelques clichés dans le style par endroit, mais bien dans l'ensemble.
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C
Ton petit billet est infecté de mots en cap avec des links Mc Deal... J'ai le même pb sur mon blog... si t'as une solution je suis preneur :=))
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J
Bien, Bien (Y compris l'élégance à la ligne 8)<br /> <br /> Et le recueil c Caen?
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P
C'est quand un éditeur les lira et sera assez dingue pour avoir envie de les publier, ce dont je doute beaucoup.