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Des femmes qui tombent

 

"Adeline Serpillon appartenait à cette écrasante majorité des mortels qu'on n'assassine pratiquement pas.

 

Elle n'avait pas d'argent, pas d'amour, pas de haine, pas d'attraits. Ses convictions politiques l'amenaient à conspuer doucement les augmentations de prix du gaz, rarement au-delà. Elle était moyenne avec intensité, plus commune qu'une fosse, et d'une banalité de nougat en plein Montélimar. Hormis le chat gris, mou qui dormait sur son lit, personne ne se retournait sur elle, et encore moins dessous. Depuis quarante ans, elle rapetissait à petits pas derrière le comptoir de bois ciré de sa mercerie qui sentait le miel et la sciure fraîche, sans qu'on la prit jamais en flagrant délit de bonne ou mauvaise humeur.

 

À la libération, elle avait un peu tressailli dans les bras durs d'un SS en déroute qui remontait d'Oradour et bandait ferme encore. Il l'avait écartelée contre le grand chêne torturé qui glande toujours par-delà son jardin, entre la Dordogne et la Haute-Vienne. Parfois, en suçant sa tisane au crépuscule, elle regardait cet arbre immuable et revoyait les yeux battus aux cils brûlés de son bourreau vaincu qui sentait la fumée froide, la poudre et la mort, et l'alcool à cochons."

 

Ainsi commence le seul et unique roman de Pierre Desproges (que son nom soit sanctifié que son règne revienne vite parce qu'on s'emmerde sérieusement sans lui) que je vous recommande à l'occasion des 30 ans de sa mort, de lire plus que rapidement ou du moins dans un délai entre très bientôt et pas loin de tout de suite.

Des femmes qui tombent
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