1 Avril 2009
9. Benjamin
L'échange de marchandise était merveilleusement rodé, quand surgit d'on ne sait où
cet homme qu'à l'époque, il ne connaissait pas. Tout alla très vite, trop vite. Un bref échange de coup de feu juste après les sommations d'usage, puis le calme, ce calme que tout le monde
redoute, ce silence qui crie l'horreur. Lui, Rocco s'enfuyant sur son monstre des mers, avec dans les bras, son frère, son unique frère souriant. La chemise blanche du jeune homme changea
brusquement de couleur, elle devint pourpre et poisseuse, cette couleur que seuls les vivants comprennent, que les futurs morts ne voient pas. Il était effectivement en train de sourire, un
éclair de joie passa dans ses yeux quand il demanda à son frère de s'approcher. Celui-ci avait compris mais il ne pouvait laisser transparaître aucune émotion. Le jeune Ricardo lui susurra
distinctement ces quelques mots qui le hantent encore : " Il faudra me venger". Depuis ce jour, il n'est pas un matin sans que Rocco se répète cette phrase qui sonne comme une sentence. Ce
matin encore, en enfilant son Gucci sur mesure, il se répéta : " Il faudra me venger" et se regarda dans le miroir, les mâchoires serrées et les yeux se remplissant de larmes de haine.
Malko devait payer, et ce seul but suffirait à remplir sa vie entière s'il le fallait. Et un jour, quelque part il vengerait son frère.
10. P.A
Il poussa la porte du Debrecen, non sans une certaine appréhension légitime. Personne ne sait ce que peut réserver un goulasch pas frais. Du regard, il balaya la salle du restaurant car avec
l'oreille, c'était moins facile. Derrière le bar décati en bois de contreplaqué, un arbre très rare, Imre trônait tel César dans l'arène de Saba. Malko s'approcha, le pas velouté et l'estomac
en émoi. Il regarda Imre droit dans les yeux et commanda son goulasch d'une voix de stentor. Quand il s'était vidé les couilles, Malko parlait toujours plus bas. Imre s'approcha de Malko, une
assiette de goulasch à la main et vint s'asseoir à sa table, enfin, sur la chaise à côté. Je sais où se cache Npenpe de Clerk - lança Imre mais assez près pour que Malko l'attrape au vol. Et où
donc c'est-y qu'il se cache ? - renvoya Malko dont la connaissance parfaite du Hongrois stupéfia Imre qui en tomba à la renverse mais aussi sur le cul. Il est à Chop Suey, une bourgade à deux
pas d'ici. Malko regarda les pieds du Hongrois. Il chaussait du 52. Et où précisément à Chop Suey ? C'est simple, tu prends le 42, tu descends à Odéon et c'est dans la rue de ...
Une détonation éclata. Imre s'effondra, un anus tout neuf sur le front. Les vieux réflexes prirent le dessus et Malko jeta la table à terre pour se protéger. Heureusement, c'était une table
Habitat. C'est fou ce qu'il pouvait y avoir comme tables Habitat à Pnom Pehn, à croire que la production avait été délocalisée ici. De l'autre côté de la rue, une voiture partit en trombe,
manquant d'écraser Elko qui sortait de chez la jeune Comorienne à qui il venait de beurrer le mille-feuille avec conscience (une amie) et sa bite.
Malko se jeta hors du restaurant et tenta de viser la voiture qui déjà, tournait à droite non sans avoir mis son clignotant pour le signaler. On a beau être des gnakoués, on n'est pas des
sauvages quand même. Tout haut, Malko pensa. "Putaing, merde, couille de bouc putréfié. Avec tout ça, j'ai tout sali mon pantalon Kenzo avec le goulasch. Et je l'ai même pas goûté". Dur, dur,
que la vie d'agent secret autrichien était dure...
11. Jérôme.
De sa puissante espadrille droite, Elko écrasa la pédale d’accélérateur, laquelle émit un
gémissement de douleur que nul n’entendit, tout couvert qu’il était par le feulement rauque du 12 cylindres en V suralimenté par un indice d’octane de la putain de sa race. Malko encaissa sans
broncher les 18 G si généreusement infligés par son compagnon (pendant quelques interminables secondes, il sentît même son membre dépasser le poids du Sergent Garcia, les vêtements mouillés).
La voiture traversa la rue à la vitesse d’un éclair à la bourre. La dépression momentanée qu’elle laissait dans son sillage aspirait tout ce qui avait le malheur de se trouver dans le voisinage
: pousse pousses vides, pousse pousses pleins, Fiat 501 (une pâle copie faite en Asie), chien avec ou sans chienne au bout, putes à l’arrêt ou au travail… La voiture gagnait imperceptiblement
du terrain sur celle de devant qui, pour son malheur, s’était chopé tous les feux rouges l’un derrière l’autre. ‘’On va la rattraper" dit Elko. "Non" répliqua Malko, "c’est pas très fair-play
!’’ Il sauta de la voiture et atterrit sur la trottinette d’un Bo-doï. D’un coup de genou, Malko le pria poliment de continuer la route à pied. Malko, le pied fumant, patinait dans la nuit et,
pour la première fois de sa vie, l’aiguille du compteur de vitesse atteignit des régions inexplorées du cadran. Malko qui s’ennuyait un peu, mit l’autoradio de la trottinette sur ‘’on’’.
Par chance, c’était Falco, l’illustre chanteur autrichien. La mélodie envoya sur le champ plein d’images dans la tête de Malko, notamment cet épisode précis lors de son enfance au château de
Lintz : c’était quelques années après la guerre, le Rideau de Fer qui séparait le Bloc Rouge du Bloc Pas Rouge passait justement dans le jardin derrière le château et, chaque fois qu’il s’en
allait pisser dans la cabane au fond du jardin, le jeune Malko était obligé de traverser la frontière en présentant son passeport. De là sans doute était venu sa vocation… Mais passons.
Malko arriva à la hauteur de la voiture des méchants (en même temps qu’Elko, d’ailleurs). Il retira le lacet du pied qui ne patinait pas (sinon, c’est difficile) et, d’un joli nœud plat (Malko
avait passé quelque temps dans la Marine Autrichienne) il l’attacha au pot d’échappement. Alors, il pila brusquement ce qui eut pour effet d’arracher le pot, le réservoir d’essence et
l’ensemble du moteur de la voiture. Privé de ses viscères mécaniques, le véhicule continua sur quelques mètres et s’immobilisa devant un vendeur de soupe. Malko descendit de sa trottinette et
s’approcha de la portière côté conducteur. Il frappa à la vitre avec toute la mâle assurance d’un flic qui vient d’arrêter un chauffard.
12. Nicolas.
Malko attendit patiemment que le conducteur daigne bien baisser la vitre teintée de son coupé
Mercedes, préparant mentalement quelques traits d’esprit dont lui seul avait le secret. Surprendre, toujours surprendre, tel était son credo, à tel point qu’il était devenu maître en matière de
calembours. N’était-ce pas lui qui, lors du baroud sanglant dans le désert du Roub Al Khali avait dit, voyant Elko en slip couvrir d’une bâche des pièces d’artillerie lourde : “ Tiens y a un
mec en slip qui met une capote ”? Une foule de boutades se bousculaient donc dans son cerveau. Il hésitait encore entre le classique “Papiers s’il vous plaît ” prononcé sur un ton désopilant et
le désopilant “Veuillez souffler dans le ballon” prononcé sur un ton classique ; ou inversement, tant le champ des possibles s’avérait ouvert en termes d’humour, de parti pris d’interprétations
et de variations autour d’un même thème. Il n’eut pas le temps d’arrêter son choix qu’une voix d’outre-tombe sortit de la voiture. "Vous me passerez un petit coup sur le pare-brise... et,
pendant que vous y êtes, vérifiez les niveaux d’huile, le moteur a chauffé ces derniers temps". La vitre se referma aussitôt, laissant Malko pantois et dépourvu de son légendaire sens de la
répartie.
Jamais depuis l’hiver 72 à Philadelphie et le retentissant “ Malko, poils au dos ” de Kevin la vermine, il n’avait été à ce point pris de court. Son sang ne
fit que deux, trois tours (il n’en aurait fait qu’un en d’autres circonstances, c’est vous dire s’il était démuni et si sa capacité de réaction était amoindrie), une multitude de sentiments
tous aussi contradictoires les uns que les autres se heurtant violemment contre les parois de son crâne : « Je suis humilié », « Je suis humilié », « Je suis
humilié », « je suis humilié », « Je suis humilié », « Je suis humilié », « Je suis humilié ». À l’exception de sa fonction copié collé, son cerveau tournait dans le vide, imperturbable, traçant un sillage cyclique qui
aurait fait mourir de jalousie l’horloge biologique des soubrettes du Château de Lintz**** (**** ellipse dans le récit : il serait fastidieux de narrer avec quelle dextérité un neurone libre
ordonna à son bras droit de se mettre en relation avec sa main droite pour qu’à son tour, elle contacte l’index afin qu’il exécute une légère pression sur la détente de son 357 Magnum. Note de
l’auteur) ****Reprise du récit. Veuillez nous excuser pour cette interruption momentanée. Quatre détonations se firent entendre, le tout parsemé de bris de verre et d’un non moins perceptible “
aïe ” lâché dans un râle. La cervelle du conducteur fut projetée sur la place du mort. -Ben alors, comique, on t’entend plus... proféra Malko plein de hargne. On fait moins le marrant, on
dirait... Il se tut un instant, observant le tableau de bord.
13. Benjamin.
14. Nicolas.
-Linda, ma Linda ! glissa Malko dans un souffle nauséeux (cela faisait bien 48 heures qu’il avait
perdu connaissance et dieu sait si les bactéries se développent vite dans la bouche d’un agent secret d’origine autrichienne). Oui, toi, ma Linda continua Malko alors que le magnétophone
Philips jouait un splendide air de valse lente interprétée par André Rieux.
Écoute, ma Linda, c’est notre chanson. Tu te souviens ? Notre rencontre ? Le lupanar de Yaoundé? Quand à ma vue, tu apparaissas... heu... appar... heu... quand je t’ai vu, quoi ! Même que
t’étais rousse à l’époque. Depuis, tu es un peu le soleil de mes nuits agitées, la nuit quand il fait noir et qu’il n’y a plus de lumière puisque c’est la nuit. Quand tu souris, on voit tes
dents. Quand tu ouvres les yeux, on dirait que tes paupières et bien, elles rentrent dans ton crâne. Tu es mon calme avant ma tempête, mon rhododendron flamboyant, mon pied droit car si je ne
l’avais plus je serais bien ennuyé, quand même, il faut le dire. Sans toi, la vie serait pas la vie, quoi, merde. Malko sans Linda, c’est un peu Malko sans sa Seiko Quartz.
Tu es trop mignon, mon Malkouille et on peut dire que tu sais parler aux femmes, toi. Malko passa la main dans la chevelure dorée de l’envoûtante blonde de Bangkok, mais il ne put poursuivre
son tendre élan, les mèches de la torride rousse de Yaoundé étant collées les unes aux autres.
Tu aurais pu te faire un shampooing lâcha Malko sur un ton de reproche. Linda prit son air le plus attendrissant pour répondre : C’est que je voulais garder
ton sperme dans les cheveux, il sent si bon le Saint-Albray. Tu es si... romantique dit Malko en s’approchant afin d’effectuer
un transfert de bactéries buccales. L’échange d’échériascolies allait bon train quand le téléphone sonna. Malko décrocha. - Malko, agent secret d’origine autrichienne, j’écoute. - Whao, tu pues
du bec répondit la voix, écartes-toi un peu du combiné, je t’en supplie. Malko s’exécuta. -Excuse, Gaspard. - Hans est à Angkor, il veut te voir au Blue Pélican dans une demi-heure. - Je
ne pourrais jamais y être, j’ai paumé ma trottinette. - Écoute, vieux, tu sais comment est le patron. En plus j’ai entendu dire qu’il était d’une humeur exécrable. Il raccrocha. Que lui voulait
Hans ? S’il avait pris la peine de se déplacer jusqu’au Blue Pélican, c’était sans doute pour une affaire de la plus haute importance. La dernière fois qu’il l’avait fait, Malko s’en souvenait,
c’était pour lui reprocher ses méthodes jugées trop expéditives et le contraindre à remettre sa carte d’agent secret d’origine autrichienne ainsi que son arme. C’était vraiment trop zinjuste,
car il avait ses méthodes, c’est vrai, mais putain qu’est-ce qu’il était efficace quand il s’agissait de buter les vilains qui menacent le monde
libre.
15. P.A
16. Jérôme.