10 Juillet 2019
"Quelque part au cours de ces dernières années - et je ne peux pas définir quand exactement - une irritation vague, mais presque insurmontable, irrationnelle, à commencer à me démanger, peut-être une douzaine de fois par jour. Cette irritation concernait des choses apparemment mineures, vraiment bien en dehors de mon domaine de référence, au point que j'étais surpris par le fait d'avoir à respirer à fond pour anéantir cette frustration et ce dégoût entièrement provoquées par la stupidité des gens : adultes, connaissances et inconnus sur les réseaux sociaux qui toujours présentaient leurs opinions et leurs jugement inconsidérés, leurs préoccupations insensées, avec la certitude inébranlable d'avoir raison. Une attitude toxique semblait émaner de chaque post ou commentaire, ou tweet, qu'elle ait été réellement présente ou pas. Cette colère était nouvelle, quelque chose que je n'avais jamais connu auparavant - et elle était liée à une anxiété, une oppression que je ressentais chaque fois que je m'aventurais en ligne, l'impression que j'allais commettre une erreur au lieu de présenter tout simplement mes pensées sur un truc quelconque. Cette idée aurait probablement été impensable dix ans plus tôt - le fait qu'une opinion puisse devenir mauvaise - mais dans une culture polarisée, exaspérée, des gens se voyaient bloqués sur le réseau à cause de leurs opinions, précisément, des gens n'étaient plus suivis parce qu'ils étaient perçus de façon erronée. Les peureux prétendaient capter instantanément l'humanité entière d'un individu dans un tweet insolent, déplaisant, et ils en étaient indignés; des gens étaient "attaquées" et virés des "listes d'amis" pour avoir soutenu le "mauvais" candidat. Comme si on ne pouvait plus faire la différence entre une personne vivante et une série de mots tapés précipitamment sur un écran noir. La culture dans son ensemble paraissait encourager la parole, mais les réseaux sociaux s'étaient transformés en piège, et ce qu'ils voulaient véritablement, c'est se débarrasser de l'individu. Ma colère était souvent déclenchée par des gens qui étaient furieux à propos de tout, qui avaient l'air perpétuellement enragés par des opinions auxquelles je croyais et que j'appréciais. Mon rejet de tout ça m'a confronté un fantasme dégradé de moi-même - un acteur, quelqu'un dont je n'avais jamais cru qu'il existait - et c'est devenu un rappel constant de mes défaillances. Pire encore : cette colère pouvait créer une dépendance, au point que je finissais par abandonner, tout simplement, et je restais assis là, épuisé, muet à cause du stress. Mais en fin de compte, le silence et la soumission étaient ce que voulait la machine."
Ainsi débute "White", le nouveau livre de Bret Easton Ellis. Un essai sur notre société, ses dérives, sa folie qui résonne qui résume parfaitement l'affaire Système U qui enflamme toute la toile depuis 48h. Nous réagissons épidermiquement, nous ne raisonnons plus. C'est fini. L'émotion a gagné.
Hier, monsieur et madame Alboud, gérants du Super U d'Arbresie dans le Rhône ont été remerciés par le groupe Système U parce que des images d'un de leurs safaris de 2015 sont sorties sur les réseaux sociaux. Virés en quelques heures parce que la vindicte populaire est la plus forte, parce que l'image, son symbolisme nous sont devenus "insupportables", parce que nous acceptons tous et toutes de devenir fous chaque jour un peu plus et que nous adorons ça. Forcément, ça nous flatte. Les réseaux sociaux nous gouvernent et nous sommes leurs poupées. Le dialogue n'existe plus, la contradiction non plus et la réflexion, alors là mon bon monsieur, c'est un truc d'un temps ancien. Oui, ce qu'ils ont fait est immonde, oui, je déteste la chasse, oui, c'est choquant, indigne, abject de tuer des animaux pour le plaisir. Mais légal. Mais autorisé. Mais encadré et possible quand on aime ça. Berk. Mais cette tonte en place publique digne des pires heures, ce lynchage médiatique, cette vague qui emporte tout discernement, ces émotions qui empêchent la réflexion sont pires, bien pires que leurs actes. Nous sommes désormais tous sous une cible, dans une mire, avec un petit point rouge sur le front qui peut déclencher un tir à tout moment. Ont-ils eu la possibilité de s'expliquer ? A-t-on même évoqué leurs compétences professionnelles ? Peut-être étaient-ils les meilleurs gérants de France d'un Super U ? Peut-être étaient-ils très appréciés par leurs employés, des modèles de management ? On ne le saura jamais. Le couperet est déjà tombé. Nous sommes tous devenus des Danton et des Saint-Just dans l'âme. Et c'est particulièrement inquiétant.