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Super Shemroon

Super Shemroon

 

Il savait. Il avait d’abord été intrigué par ces clients qui apparaissaient, revenaient encore puis disparaissaient. C’était trop fréquent pour être le fruit du hasard mais il avait autre chose à penser. Aussi. Oublier la Révolution de 79, se reconstruire ici, dans un pays étranger, apprendre la langue, trouver de quoi subsister. À l’époque, l’immobilier n’avait pas atteint les sommets stratosphériques actuels et avec le peu qu’il avait pu emporter, il avait dégotté ce petit local dans le XVe arrondissement de Paris. Il faisait ce qu’il savait faire de mieux : servir les autres. Qu’importe qu’il fut avocat à Téhéran et épicier ici, c’était l’autre, son sourire qui avait toujours guidé sa vie. Regarder ceux qui entraient chez lui, échanger un sourire, respecter, partager si possible. Sa bienveillance était naturelle, familiale, culturelle. Déjà, au pays, il ne faisait jamais payer les conseils aux plus démunis, il perdait de l’argent mais gagnait en dignité. Il se regardait dans la glace sans trembler.

 

Son pays lui manquait toujours autant mais il lui était toujours impossible d’y rentrer. Des Gardiens de la révolution à Ahmadinejad, les bourreaux de la pensée étaient les mêmes pour lui. Deux mondes irréconciliables, à jamais. Le soutien de la communauté parisienne lui avait été précieux, il s’était fait nombre d’amis. Il y a peu il s’était rendu compte qu’il avait désormais passé plus de temps ici que chez lui. C’était toujours chez lui. Ce serait toujours chez lui. Jusqu’au dernier souffle.

 

Il venait de recevoir des pistaches bien fraîches, des dattes dont il avait bien profité la veille, des mandarines succulentes de la province du Fars, des Zoolbia et de Koloocheh dont les odeurs le ramenaient chez sa grand-mère au plus fort de l’été quand elle tirait volets et rideaux de manière quasi-hermétique avant de se mettre aux fourneaux pour faire les meilleures pâtisseries du monde. De l’univers tout entier. Les odeurs de miel, de noix, de cannelle lui étaient toujours restées entre les narines et le cerveau.

 

Il l’avait déjà remarquée, peut-être parce que elle aussi, son interlocutrice, sa cliente du jour, était polie. Comme à chaque fois qu’il y avait un petit quelque chose en plus, il avait tout mémorisé : une bouteille de Sanpellegrino fraîche, des M&M’s et une boîte de pistaches, celles du stock précédent. Son cerveau intima l’ordre à ses yeux de regarder les nouvelles pistaches. Ce qu’ils firent un instant. Et comme par enchantement ou plutôt ce lien invisible que des inconnus tissent parfois, sa cliente remarqua son regard sur les pistaches, regarda les pistaches à son tour et en prit une barquette.

 

Kamran sourit et se permit une remarque que sa timidité naturelle lui interdisait habituellement.

 

« Elles sont toutes fraîches, je viens de les recevoir de Téhéran » osa-t-il dans un sourire large qui trahissait sa joie à lui d’avoir ce produit de chez lui sous son meilleur jour. L’affinage des pistaches, c’est important. Trop fraîches, elles collent aux dents, trop sèches, elles s’affadissent. Là, elles étaient parfaites. Pour lui comme pour elle.

 

Presque imperceptiblement, elle sourit à son tour, laissa un « merci » emplir la pièce d’une fragrance de bonheur pour Kamran. Comme les émotions associées à certaines couleurs, le bonheur « sentait » un parfum d’eau de rose pour lui. Un autre souvenir enfoui loin dans son passé. Il s’était habitué à la réserve de ces clients récurrents d’un temps seulement. Appréciait même cette connexion mezza voce, ce ton sous la ligne de flottaison, ce moins que plus. C’est à ça, entre autres, qu’il les reconnaissait. Ceux de là-bas.

 

Le lendemain, elle était à nouveau là. Kamran remarqua qu’elle entra dans son magasin un peu plus tôt que les fois précédentes. Il se permit aussi d’admirer sa longue chevelure brune aux reflets légèrement roux. Son port de tête. La délicatesse de ses gestes. La minutie avec laquelle elle lisait les étiquettes de chaque produit. Prends ton temps, rien ne presse, se disait-il. Il se surprit à lui parler mentalement, à la conseiller dans son choix de produits, à tenter de la retenir juste encore un peu. Mais bien sûr, elle n’était pas là pour lui. Une Sanpé, une barre chocolatée, des snacks soufflés au fromage et un gâteau au sésame. Six euros cinquante. Tendant sa carte pour payer sans contact, Kamran fut tenté de déchiffrer son prénom pendant ce moment fugace. Sans en avoir rien fait, il lui tendit le ticket qu’elle prit, ponctuant son demi-sourire d’un « merci », d’un « au revoir » et d’un infime échange de regard, rapide mais si lent en même temps que Kamran aurait aimé le garder précieusement, comme on met sa bague préférée dans un écrin de velours ou que l’on ne peut se résoudre à relâcher un papillon délicatement capturé entre ses mains.

 

Ce soir là, Kamran grignota des bêtises et regarda La Bacall dans Key Largo. Dieu qu’elle était belle. Ça ne l’empêcha pas de s’endormir dans le canapé, comme à son habitude.

 

Elle ne vint pas le jour suivant. Au moment de refermer son rideau de fer, il sortit dans la rue, crut la voir au loin partant dans l’autre sens. Mais non. Il aurait aimé.

 

Son sommeil cette nuit là fut plus agité. Deux, trois, quatre fois dans la nuit, il se réveilla, déambulant dans son appartement au-dessus de sa boutique. Les réverbères n’avaient personne à illuminer. La nuit était calme à part quelques énormes bourdons sur roues, déchirant l’obscurité de leurs vêlements insupportables. Il avait lu un jour qu’un scooter traversant Paris réveillait 14000 personnes. À la fenêtre, dans son caleçon, torse nu, il se demanda si c’était vrai mais remit aux calendes grecques la recherche de cette information. Il s’alluma une cigarette et tira sur le bout incandescent jusqu’au filtre.

 

Kamran était ouvert tous les jours. Huit heures trente, vingt-trois heures trente. Toute la semaine. Tout le week-end. Toute l’année. Un dimanche, le rideau de fer s’était coincé et Kamran n’avait pas trouvé de serrurier le jour même. Il resta ouvert et passa les achats des quelques clients à travers la lourde grille. À la mort de sa mère, il ouvrit aussi et fit une très belle journée. Un de ses clients habituels avait besoin de champagne et Kamran en avait rentré la veille. Trois caisses vendues en cinq minutes, il avait fait sa semaine. Mais il continua.

 

Dans sa réserve, Kamran transférait son stock de pistaches fraîches des cartons jusque dans des boites hermétiques qu’il plaça dans un placard à l’abri de la lumière. C’était sa malle aux trésors, il y gardait le plus précieux. Il n’entendit pas la porte mais vit sa silhouette dans le retour vidéo de la petite caméra placée dans le magasin. Il s’y était longtemps opposé, par philosophie mais une tentative de braquage, heureusement avortée, l’avait incité sans joie à poser cet œil, si besoin.

 

Dos à lui, elle avisait des snacks à grignoter. Il passa sans qu'elle le vit en se demandant quelle attitude adopter. Lui parler ce serait risquer de l'effrayer. Ne pas parler aussi. Sa petite quinte de toux régla le problème. Il se racla la gorge sans le vouloir vraiment.

 

« Oh bonjour », lança-t-elle en se retournant, ses mots volant comme une étole autour d’elle. C’est Kamran qui fut déstabilisé et n’osa rien répondre, si ce n’est d’un sourire un peu gêné, mais franc. Indéniablement franc.

 

« J’ai besoin de sucré, vous êtes iranien ? Je rêve de l’Iran, je suis archéologue, vous connaissez Choga Zanbil dans le sud de l’Iran C’est vers Suse, l’ancienne capitale du royaume Elamite ? Un ziggourat exceptionnel ».

 

C’était beaucoup d’informations pour Kamran. Il lui tendit des gâteaux au miel pour commencer par quelque chose.

 

« Goûtez ».

 

« C’est vrai, je peux ? » Elle croqua, défaillit, mmmmm. Ce jour là, elle partit avec quatre gâteaux au miel, sa Sanpé habituelle et des chips au paprika. Elle s’était rapprochée de lui mais Kamran ne se sentait pas encore d’entamer une conversation sur la diététique et le régime crétois. Cinq euros cinquante. Myriam, Marianne, quelque chose comme ça.

 

Dans la nuit, un orage éclata. Kamran se réveilla en sursaut pour empêcher les fenêtres de claquer. Le vent s’engouffra dans son petit appartement, fouettant son visage tandis qu’il ramenait les deux pans de la fenêtre vers lui dans un effort visible, luttant face à cette force, elle, invisible. Bientôt, il allait pleuvoir des trombes violentes et incessantes. Paris XV - Point-à-Pitre.

 

Kamran se réveilla en retard, un peu cassé par la nuit. Deux cafés plus loin, il n’émergeait pas tout à fait. Un petit brouillard nocturne faisant des heures sup’. Il ouvrit avec presque cinq minutes de retard.

 

Ses habitués du quartier, des passants assoiffés, ceux avec un petit creux, un soupçon de curiosité en plus, les gourmands de pâtisseries orientales, les badauds, les bonnes sœurs du centre de soins, il eut de la visite. Mais pas elle.

 

Il espéra encore plusieurs jours, gardant un œil dans la vitrine. Il ressortit des pistaches fraîches.

Super Shemroon
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