23 Mai 2022
Biloxi Blues
Qu’ils arrêtent, maintenant, qu’ils arrêtent, qu’ils arrêtent de me suivre partout, de m’espionner tout le temps. Cette puce. Ces migraines, je veux qu’elles cessent, qu’elles me laissent tranquille. Comment voulez-vous prêcher LA vérité si personne ne veut l’entendre, personne ne veut la lire, ni l’accepter ? Qu’en savent-ils, eux, de la vérité ? À quoi sert-elle, cette vérité, si elle les empêche de distinguer un génie quand ils en croisent un ? Ne faire confiance à personne. Ils ne savent pas qui je suis, ils ne veulent pas le voir. Deux ans à retravailler ci, changer ça, deux ans de perdus pour rien. Ils ne veulent pas la lumière ? Ils ne verront pas. Gardez l’obscurité. Et mes amis. Parlez d’amis. Mes amis qui me volent, qui viennent jusque chez moi me prendre ce que j’ai de plus précieux. Et ma mère qui... c’est à cause d’elle tout ça. Toujours elle. Jamais satisfaite. Gnagnagna. Je vaux tellement mieux que tout ça, qu’elle, que vous tous, que cette époque médiocre en tous points. Des dégénérés pour semblables, des chrétiens de pacotille, endimanchés pathétiques, des junkies avachis, des révolutionnaires de papier, des gagne-petits sans grandeur ni ambitions. Cette fange qui se complaît - kof - devant sa télé, qui s’abrutit de cette joie de consommer, c’est indigne. Leur nouveau monde est pathétique, sans valeurs, si bas. Ils ne me méritent pas. Je leur ai pourtant donné une chance, trouver la lumière, la laisser les éblouir et les guider mais leur - kof - fatuité les aveugle tous. Je serais seul sur cette plage à agiter des fanions de couleur qu’ils ne me verraient pas. Mais ils sont tous comme ça, mes élèves ne mesurent pas leur chance, mes amis sont des Judas en puissance s’ils ne m’ont pas déjà dénoncé. Voué au martyre. C’est ça. Ma mère ne vaut pas mieux, mégère insupportable au pas de cloporte, claclac, claclac, claclac, je la déteste elle aussi. Son haleine crasseuse. Ses jérémiades. Et les femmes, les femmes, l’apparence, le - kof - superficiel, elles n’aspirent qu’à ça, ne voient que ça. Elles ne voient rien de ce qui est à l’intérieur. Donnez-moi les clés du monde et je vous montrerai ! J’ai tout écrit. Tout est dans mes cahiers. Cette décadence doit s’arrêter et si je dois être le rempart ultime, je l’assumerai. Mon intuition est la bonne : je vois tout. Je n’ai pas besoin de réflexion comme vous, je maîtrise l’essence du monde. Je saisis instantanément - kof kof - avant même que vous ne commenciez à planifier. Vous ne saisissez pas que l’univers, sa structure, son évolution, ces mouvements, ces combinaisons infinies, je les sens, je le sais, je les ressens par mon infinie intuition. Aux mains du gouvernement, je serai une source intarissable de puissance nouvelle - kof - ils me dissèqueraient comme une souris pour comprendre cette prescience. Ce don absolu qui est aussi ma fatalité. Je dois désactiver ce truc, il ne faut pas qu’ils me suivent. Peut-être sont-ils déjà là. Est-ce qu’ils me regardent à la jumelle, est- ce qu’ils m’écoutent avec un micro à longue portée ? Allez vous faire foutre, vous m’entendez, allez vous faire foutre, tous autant que vous êtes. Ce monde est grotesque, Flannery - kof kof - O’Connor l’avait compris mais tout le monde ne parle que de Kerouac, de Ginsberg et de Burroughs, sangsues de la société, plus vile représentation de cette décadence dans laquelle tout le monde - kof - se complaît. C’est ça, des chefs-d’œuvre ? Vous vous foutez de moi. J’en ai écrit un, de chef- d’œuvre, un vrai - kof kof - un livre qui montre la voie, la vie telle qu’elle - kof kof - devrait être vécue. Tous des imbéciles - kof kof - tous - kof - ligués - kof kof - contre moi.
John Kennedy Toole, 17.12.1937 - 26.03.1969. Prix Pulitzer 1981, il aura tenté pendant de nombreuses années de faire publier son livre "La conjuration des imbéciles" avant de se suicider au monoxyde de carbone dans sa voiture. Sa mère réussira à force d'acharnement à le faire publier.