24 Mai 2022
Allez hop, on enchaine dans les nouvelles parce qu'ici, c'est mon blog et j'y fais ce que je veux.
Inaccessible étoile
Il venait s’entraîner les mardis et jeudis avec ce qui restait de l’équipe. Il y avait là sur le terrain usé des amateurs et des pros, juste de quoi constituer un effectif pour le championnat. Le professionnalisme étant désormais proscrit, ils jouaient en division d’honneur de Paris. Il était arrivé en début de saison et recueillait déjà nombre de louanges pour sa générosité et ses nombreuses qualités malgré ses 19 ans.
Léon, le capitaine, l’aimait bien, même si le gamin était du genre taiseux. Autant il faisait des étincelles sur son aile droite avec sa vitesse, ses dribbles imparables et sa frappe de balle des deux pieds, autant il était avare de mots, fuyant et discret hors du terrain. Dès la fin, il se changeait, ramassait ses affaires et s’éclipsait poliment, non sans manquer de serrer la main de son capitaine.
Durant les premiers matchs de la saison, il avait brillé avec les amateurs. Stade Français, Meaux, Enghien, Le Vésinet, à chaque match gagné ou perdu, il avait imprimé sa marque. Il avait ri en découvrant son nom mal orthographié dans L’Echo des Sports après leur victoire écrasante 6-0 en Coupe de France contre Maisons-Laffitte. Il avait scoré, offert deux passes décisives et une prestation de très haut-niveau. Le public adverse, forcément plus clairsemé qu’à l’habitude, l’avait applaudi à sa sortie. Il avait découpé avec soin l’article dans le journal. Le petit papier plié en six était bien à l’abri dans son portefeuille.
Très tôt, il avait appris le sens de la camaraderie et de l’engagement. À peine adolescent, il avait vu ses semblables de Mazzagrande à Argenteuil se lever contre Franco et partir se battre pour la République. Plus tard, il avait écouté les discours dans le quartier où se mélangeaient immigrés politiques et économiques. Les voix tonnaient, les idées fusaient, l’énergie dans ces petites salles obscures débordait jusque dans la rue.
À chaque entraînement, il donnait le meilleur de lui-même, écoutant respectueusement l’entraîneur, enchaînant les tours, les sprints et les exercices avec la même énergie.
Puis il disparaissait.
Le jour, il se cachait avant de surgir. D’agir vite. De mitrailler en pleine rue un général allemand. De plastiquer des locaux de collabos. D’attaquer le Parti national fasciste italien. Ou même une caserne. Puis il disparaissait à nouveau.
Pendant ces dix mois de clandestinité, il avait joué au chat et à la souris. En pleine lumière sur le terrain lors de matchs officiels, dans l’ombre le reste du temps. Il ne notait plus les actions commises avec ses camarades. Vingt, vingt-cinq, trente. Seule la suivante importait. Faire mal à l’adversaire comme il savait si bien le faire sur l’herbe, caressant la ligne de chaux sans jamais la dépasser pour foncer ensuite vers le but.
La veille, il s’était entraîné avec Léon et les autres. Intensément. Son maillot vert et blanc le transcendait. Le vert n’était-il pas la couleur de l’espérance ?
Au petit matin, il s’était rendu à Vincennes. Là, avec quatre camarades, ils avaient volé cinq bicyclettes. Discrètement, la troupe avait réussi à se frayer un chemin jusqu’à la rue Lafayette où ils avaient attaqué un convoi de fonds. Mais rien ne s’était passé comme prévu. Un des convoyeurs avait réussi à leur échapper. Dans les échanges de tirs, il avait été blessé et très vite, les Brigades spéciales avaient été à leurs trousses. Puis sur eux. Direction la rue des Saussaies, les interminables séances de torture. Des jours durant. Il n’avait pas parlé.
C’est bien la peine de courir le cent mètres en onze secondes, se répétait-il en riant nerveusement dans cette cage de trois mètres par deux. Sur le terrain, il cherchait constamment le filet, il était le meilleur pour passer entre les mailles de la défense, s’extraire du marquage et foncer vers le but. Cette fois, il avait échoué.
On lui transmet du papier pour une dernière lettre. Il l’adresse à son frère, son petit frère. Il n’a pourtant que 20 ans. « Le bonjour et l’adieu à tout le Red Star » conclut-il. Puis la porte s’ouvre.
À l’air pur, il retrouve ses camarades d’infortune et d’exploits retentissants. Les Cloarec, Fontanot, Celestino, Rouxel, Alfonso, Manouchian. Toutes nationalités confondues sous la bannière de la liberté. La nuit vient de s’éclipser, les étoiles filent. Il pense à celle qu’il n’arborera jamais plus sur le maillot de son cœur. Une étoile rouge du sang qui, bientôt, coulera au pieds des poteaux. Rouge comme l’affiche qui les rendra célèbres mais sur laquelle le visage de cette étoile de vingt ans ne figurera pas.
Rino Della Negra, footballeur du Red Star et résistant, 18.08.1923 - 21.02.1944. À la fois en pleine lumière avec le Red Star et dans l'obscurité pendant tout sa période de résistance, il multipliera les coups d'éclat avant d'être arrêté puis fusillé au Mont-Valérien avec ses amis du groupe Manouchian.
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