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Fatale

Fatale

 

Le vélo est une puissante drogue. La sienne. Le presque mètre quatre-vingts s’évertue à pédaler d’un rythme régulier sur la piste poussiéreuse. Sous la frange brune, deux immenses yeux gris bleus observent la campagne sèche. Paisible, serein, un monde qu’elle apprécie depuis huit ans, à l’opposé de ce qu’elle a connu lors des trois décennies passées. Elle a survécu à tout, à beaucoup, elle a vu des étoiles si vives s’éteindre autour d’elle. Brian, qui lui a fait vivre son premier trip sous LSD est parti le premier, ouvrant la voie en éclaireur morbide avec sa lanterne dans le dos. Deux ans après, jour pour jour, c’était Jim, Jim qui, le premier, l’avait incité à écrire. Quand il était mort, elle avait recouvert sa blondeur d’un voile de deuil noir permanent.

 

Son destrier n’est pas de première jeunesse. S’il grince un peu et que sa peinture s’écaille, il tourne, il avance. Elle baisse la tête pour éviter la poussière mais toute entière, elle se relève peu à peu. Ses yeux revivent de cette force que tant prenaient pour de la dureté, ce défi, ce duel qu’elle imposait simplement d’un regard. Mais à force d’excès, de la folie d’une époque si libre, de son peu de volonté d’y résister, le regard s’était troublé dans sa passion pour la perdition. L’éclat du diamant avait disparu.

 

C’est ici qu’il était revenu ; avec l’aide de la mer et du ciel, elle avait expurgé le béton, la fumée, le flou de ses pupilles pour qu’à nouveau, elles puissent refléter la beauté du monde. Non pas qu’elle soit devenue nonne, non. Il restait encore les soirées arrosées, les lignes providentielles, les trips occasionnels. Mais elle avait trouvé ici un équilibre, une sûreté suffisante pour décrocher complètement de ses addictions les plus néfastes, se refaire une santé et elle était fière de pouvoir avaler si facilement les quelques kilomètres jusqu’au village en vélo. Elle aimait bien ce parcours, qu’elle avait fait cent fois. Elle savait les étapes qui l’attendaient, les chèvres en pâture, à l’abri du soleil sous les oliviers et les figuiers, le parfum du thym sauvage qui embaumait tel tournant, le romarin à récolter un peu plus loin, le cri des fauvettes défendant leur nid dans la garrigue et l’envol des aigrettes quand on se rapprochait de la côte. Avec le temps, elle avait appris à tout distinguer, tout apprécier. Et sous l’ardent soleil de fin de matinée, tout était clair pour elle.

 

Haletant sur le faux-plat, elle mit pied à terre. La tête lui tournait et elle avait besoin de reprendre un peu son souffle. Elle repartit en léger zigzag, peinant sur les pédales. Elle le savait, après cette butte, ça descendait lentement, elle n’aurait plus qu’à se laisser glisser. Elle fit l’effort, surpassa l’obstacle et sentit le vent de la victoire la pousser vers la mer, la lancer vers l’infini. Son pouls augmenta, sa vision se troubla, ses mains pourtant bien cramponnées lâchèrent malgré elles le guidon.

 

Le motocycliste qui la trouva étendue dans les herbes du bas-côté, tête ensanglantée, n’avait jamais entendu parler du Velvet Underground ni d’Andy Warhol. Interviewé par la RTVE, il eut son petit quart d’heure de célébrité dans toute l’île.

Fatale

 

Christa Päffgen, dite Nico, chanteuse, 16.10.1938 - 10.07.1988. Égérie de Warhol à la Factory, chanteuse du Velvet Underground, Nico terminera sa vie à Ibiza sur un bord de route, probablement victime d'une insolation.
 
 
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