1 Juin 2022
Cupidon
Il ne reste presque plus aucune trace de l’accent germanique de Franz. Onze années parisiennes durant lesquelles son français s’est affirmé au point de paraître naturel. On le dirait originaire d’Asnières ou de Ménilmontant que ça n’étonnerait personne. Dans son grand atelier du troisième étage rue Gaillon, son allure fière, son regard franc et ses imposantes moustaches travaillées à la brillantine laissent peu de ses ouvrières, ou de ses clientes, indifférentes. Bien que râblé, il dégage de lui une assurance, une conviction qui contribuent à son charme certain. En quelques années, il s’est constitué une très belle clientèle et la qualité de son travail essaime son nom loin de son quartier et des expatriés austro-hongrois, sa première clientèle parisienne.
Franz, ou plutôt François depuis qu’il a obtenu la nationalité française, est bel homme. Il est d’ailleurs fort sollicité et laisse parfois les choses suivre leur cours. Mais depuis de longs mois, il a d’autres projets en tête que de profiter des charmes parisiens. Il se nourrit de l’énergie d’un siècle qui ne fait que débuter. Il fourmille d’idées. Pour l’heure, il lui faut se concentrer sur la veste de madame Michalon mais, invariablement, son regard est attiré par le fatras de toiles posées à l’arrière. Il se reprend et se remet à coudre la veste sur le mannequin. Concentré sur ses gestes, il poursuit un à un ses points. Ce travail minutieux et répétitif a tendance à l’apaiser mais, ce soir, il n’y est pas. L’aiguille dévie sa course et se fiche dans le doigt opposé. Il aspire immédiatement la perle de sang avant qu’elle ne tache le précieux tissu, prend un chiffon et compresse le point. Il suffit. Madame Michalon n’attend sa commande qu’après-demain. C’est loin. Il retire le mètre-ruban autour de son cou, enlève les aiguilles restantes de la manche gauche de sa veste.
Sous la verrière, le silence remplace désormais le tumulte des fourmis du jour. Franz enfile son pardessus, ouvre la porte, ferme la porte, rouvre la porte, prend son chapeau à la patère et referme la porte pour de bon. Le grincement du vieil escalier de bois le salue, comme celui de la porte d’entrée que jamais personne ne pensera à huiler.
Les réverbères de la place de l’Opéra sont parés de brume fraîche. Le ventre de Franz crie famine. L’œuf mayonnaise fait partie des petits plaisirs parisiens qu’il apprécie le plus. Chez lui en Bohême, ils avaient bien des œufs mais personne ne savait faire une mayonnaise fraîche aussi succulente qu’à la brasserie voisine où il a ses habitudes. Lui-même serait bien incapable d’en faire une et encore moins de cuire un œuf. Va donc pour l’œuf mayonnaise et le pot-au-feu. Côtes-du-Rhône.
La commande passée, Franz s’allume une cigarette. Il regarde la fumée s’élever vers le plafond, voler vers les moulures, disparaître. La brasserie n’affiche pas complet ce soir. Il fait froid, les Parisiens du quartier sont restés chez eux.
L’entrée arrive. Franz salive avant même de goûter. Il n’est pas déçu, c’est exquis. La légèreté de cette mayonnaise, l’équilibre entre la saveur délicate et la légère morsure de la moutarde, l’œuf fraîchement cuit, il ne se lasse toujours pas de ce plaisir à la fois simple et pourtant si délicat. Un régal. La suite est à l’avenant. Il profite de ce moment divin.
Il est là à sept heures, comme convenu. La température est proche de zéro mais le ciel est dégagé. Malgré l’autorisation en bonne et due forme, monsieur Gassion, gardien de son état, refuse de le laisser entrer avant d’avoir obtenu l’aval de ses chefs. Franz s’indigne, s’impatiente, s’énerve. À huit heures, le sésame lui est finalement délivré, il peut enfin accéder à la première plateforme. Franz déploie son attirail comme le ferait un paon devant sa belle.
À huit heure un quart, Franz monte sur une table adossée à la balustrade devant le restaurant du premier étage. Pense-t-il alors aux 10 000 francs promis par l’Aéro-Club de France ? À la veste de madame Michalon ? À cette nouvelle couturière aux yeux verts ? Probable que non. Il ne pense qu’à la solution, à la ténacité dont il fait preuve, il pense à ses convictions. Il pense que ça va marcher malgré ses échecs récents avec des mannequins, malgré le peu de surface portante. Avec lui, ça va marcher, il en est persuadé.
38 secondes durant, le vent d’hiver glacial va cingler le visage de Franz. 38 secondes durant, Franz va évaluer, espérer, supposer, douter, hésiter. Puis Franz se lance dans le vide et s’écrase au pied de la Tour Eiffel.
La veille, il a rédigé son testament et l’a déposé chez son notaire. Il lègue tous les bénéfices de son invention à sa fidèle et dévouée Louise, l’employée qui l’accompagne depuis presque une décennie.
Fait a Paris le 3 février 1912
Je soussigne, fait don de tout ce que jé posede a Madame Luise Schillmann employee depuis de longsanné pour le devoument et les service quel me rendu. Et jé l’autorise de toucher tout le factures reste non paye et garder le montent en plus jé voudrais que dans le cas mon invention porterai le fruit que on verse a cet personne un rente anuelle de quinze cent-franc dan le cas mon invention rapporterai moin de troi mille franc, Madame Luise Schillmann ne Reis doit partager avec mes parent en 2 partis égales. mai jé vous prie de faire savoir a me parent que jéne voudrai jamai que ma seur Katarina ne touche qelque chose.
jé vous prie don Madame Schillmann de bien executer ma derniere volonté et exusé moi de la douleur quel je pourrai vous causer. envoyé mes vetement a mon père ainsi mes bijou ma bague et montres. en vous embrassan bien sincerement
Reichelt
8 rue Gaillon
Franz Reichelt, inventeur franco-allemand 16.10.1878 - 04.02.1912. Malgré de précédentes tentatives pas vraiment concluantes, Franz Reichelt croit dur comme fer en son invention au point de se jeter de la tour Eiffel. Raté. Mais c'est ce qu'on appelle avoir des convictions dans la vie. Jusqu'à la mort.
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