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Une estocade

Avant-dernière nouvelle du recueil Crépuscule(s) :

 

Une estocade

 

Certains ont l’oreille absolue. Lui, c’était l’œil. Pour te dire, il m’a exposé à 19 ans à Paris. Le siècle avait un an et moi, je naissais au monde.

 

Je ne t’ai pas encore parlé de lui, mais son parcours est vraiment singulier. Laisse-moi te raconter son histoire. Imagine un fils de notaire de La Réunion, un enfant des tropiques, du sable et de la mer qui veut apprendre le droit et découvre la Seine et ses lumières. Imagine ce jeune créole, déambulant sur les quais, découvrant les bouquinistes, leurs gravures anciennes, toute cette beauté cachée aux yeux du monde dans des boîtes cadenassées qui s’ouvrent devant lui. Imagine ses yeux écarquillés et son peu d’envie de retourner sur les bancs de la Sorbonne. Tu vois, quand son père l’a appris, il lui a coupé les vivres. Mais le petit ne s’est pas démonté, il s’est trouvé un travail dans une galerie et il a commencé à vendre des estampes, des gravures, chez lui à Montparnasse. On m’a dit aussi qu’il était allé voir la veuve Manet pour lui acheter des dessins. Mais je ne les ai jamais vus. Il a dû les revendre.

 

Après deux ans seulement à Paris, il s’improvise éditeur par amour de l’art, des artistes et du beau. Il publie des recueils de poètes, illustrés par ceux qui l’entourent. Vuillard, Bonnard lui ont fait des lithographies superbes. Et comme il a bon goût, du talent et du nez, ce que tu veux, il ouvre vite sa propre galerie. Ce n’était pas grand, bien sûr, mais suffisant pour partager sa passion. Là-bas, il avait une pièce aveugle, la Cave, il appelait ça. Table ouverte pour les artistes et les amis à qui il servait son fameux poulet créole. Comme moi, Bonnard y avait ses habitudes. Il a même peint la scène. Lui est en bout de table, une serviette au cou, il multiplie le vin autour de lui. Il est magnifique, ce tableau de Bonnard. Je voudrais bien le revoir.

Un dîner chez Vollard par Pierre Bonnard, 1907.

Un dîner chez Vollard par Pierre Bonnard, 1907.

Lui avait compris que finir n’est pas l’essentiel, qu’il y a de la beauté dans ce qui n’est pas, dans l’inachevé. J’ai peut-être appris ça de lui aussi, je dis bien peut-être. Il est le premier à avoir montré Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Vlaminck. Avant que tout le monde les comprennent et les admirent. À ma première exposition chez lui, je n’ai rien vendu. C’était encore trop tôt, mais mon nom a commencé à circuler. Six ans avant, Van Gogh n’avait rien vendu chez lui non plus. Comme quoi. Mais sans lui, je ne serais pas moi.

 

Ensuite, pendant la guerre, je te parle de la Première, il a dû fermer sa galerie. Mais il n’était pas du genre à rester les bras croisés. Il nous a d’abord tous sauvés en envoyant nos affaires loin, au calme. Vers Saumur, dans ce coin là, je crois. Comme il était désœuvré, il est devenu écrivain après avoir rencontré Jarry dont il vénérait le Ubu Roi. Tu as lu Le Père Ubu à l’hôpital ? C’est lui. Il en a écrit cinq ou six comme ça pendant la guerre et après, même Le Père Ubu au pays des Soviets. Ubu chez les Soviets, tu parles d’une belle idée. Moi, je serais bien incapable d’écrire un livre.

 

Sa vie à lui est plus grande que tous les romans du monde. Il aurait pu être un personnage de Cervantès, Don Quichote de l’art face aux moulins à vent des critiques toujours en retard de plusieurs wagons.

 

Après la guerre, il peut réouvrir mais on l’exproprie. Alors il ouvre ailleurs, dans un bel hôtel particulier dans les beaux quartiers. Il peut, tu sais. Parce que sa notoriété est faite, parce que son flair est sans faille et parce que, quand il aime, il aime vraiment. Tiens, Cézanne, il lui a pris tout mais quand je te dis tout, c’est tout. Tout l’atelier. Plus de 600 toiles au cours des ans. Pareil pour les Fauves, Derain, Vlaminck, il achète tout, dès le début. Il voit avant les autres et montre aux autres. Il fait voyager. Il les montre dans des galeries partout en Europe, il expose Van Gogh dès 1905 à Munich. Von Stuck, Liebermann, Hans Thoma, ceux qui feront l’expressionnisme et l’abstraction sont tous là, voient, découvrent ébahis qu’on peut faire autre chose, autrement. Ça les nourrit, ça les inspire, ça les lance tous vers de nouveaux univers. Enfin, jusqu’en 1938, avant les Nazis, avant l’art dégénéré. Je ne t’en ai jamais parlé. Ça ne mérite ni ma salive, ni ton attention.

 

C’est lui qui a poussé Bonnard vers la sculpture. Il a même torturé ce pauvre Renoir, déjà mal en point, pour qu’il s’y mette aussi. Moi, il m’a poussé vers la gravure et nous avons fait de belles choses ensemble. Tiens, regarde ces Saltimbanques. Ça te plaît ? Non, tu es trop jeune pour comprendre. Ou tu vois ce Minotaure ? Ou celui-là ? Ça tient beaucoup de lui, tu sais. Ce Minotaure fort, déterminé, il m’a tout acheté un jour en faisant le tour de mon atelier à Montmartre avec ses gros pieds et ses grandes mains. 2000 francs. Plus d’argent que je n’en avais jamais eu au moment où j’en avais vraiment besoin. Oui, on a fait de belles choses ensemble. Il a fait de belles choses pour nous, pour moi, pour toi aussi. Tu vois ? Et c’est à la fois drôle et triste qu’il soit mort comme ça, à cause de cette statue sur la plage arrière, de ce coup de frein, de cette chose de rien. Le Minotaure est mort, petit. Le Minotaure est mort.

Une estocade

Ambroise Vollard, collectionneur, mécène, galeriste, marchand d'art 13.07.1866 - 23.07.1939. Picasso disait qu'il était mort dans un accident de voiture après voir acquis un bronze de Maillol qu'il avait installé sur la plage arrière. Son chauffeur ayant freiné en urgence, le bronze l'aurait frappé mortellement à la tête mais avec Picasso, rien n'est jamais certain. En l'absence d'un testament, son incroyable collection sera malheureusement dispersée dans le monde entier.

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C
Attention faute : bel hôtel particulier dans le beaux quartiers.<br /> Mais À part ça toujours aussi bien tes petites nouvelles, et quelle bonne idée de mettre la biographie de la personne concernée pour ceux qui ne la connaissent pas ! J’espère que tu vas pouvoir publier tout ça. Bonne chance
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P
Modifiée aussi, merci Michelle !