7 Mars 2022
Troisième nouvelle dans la série de 13 après Hellhound on my Trail la semaine dernière.
Toute la matinée, il a provoqué l’hilarité des voisins. La blague «Dites donc, celui-là, il prend racine» s’est propagée comme une trainée de poudre, du postier au voisin, du voisin au bar plus loin et du bar à à peu près tout le monde. Depuis l’aube, il était là, face à ces racines à flanc de coteau, à les sculpter en frappant la toile de ses pinceaux à intervalles réguliers, précisant l’une, révélant l’autre, creusant une pente à côté, ajoutant enchevêtrements, panaches de branches et leurs ombres. Les gens avaient beau passer devant lui, il ne prêtait aucune attention à leurs sourires, à leurs paroles. Il était à peine là, dans son monde, dans son tableau, dans la vie de ces racines qu’il avait choisies. Pourquoi elles, pourquoi pas ailleurs, pourquoi juste au bord de la route, posé comme ça en plein soleil ? Les yeux cernés, regard figé sur la toile, ses couleurs, la toile, encore la toile, seul lui savait.
Il se bat avec les ocres, travaille ses gris jusqu’à épuisement, martelant sa palette pour chercher le ton juste. Il cerne ses sujets de noir, là une racine, ici, un arbrisseau, là encore une branche, un tronc, un feuillage. Il fige une lumière changeante au fil des heures, il est dans sa lumière à lui.
Il reprend ses jaunes, rajoute dix touches de vent sur une branche, et là, et là, et sur ce tronc aussi qui monte à la verticale, torturé, sinueux, s’élevant au delà de son univers cadré. Il éclaircit encore son jaune, redonne du mouvement, combat de l’ombre et de la lumière, regarde le contraste de ces troncs et racines métalliques, minérales, froides comme l’acier du revolver dans sa besace. Il avise, analyse, juge impartial, décide que c’est là, que c’est ça, que c’est bon. Il n’a plus rien à rajouter.
Il se relève, essuie ses mains maculées avec un vieux chiffon. Il frotte ses jointures tant qu’il peut, abandonne, plie son chevalet portable, rassemble ses couleurs, sa bouteille, ses pinceaux. Il les emballe dans le chiffon, bouquet de couleurs sous cloche, serre la ficelle pour les unir et les cale dans son sac. Posée au bord de la route, contre le petit muret qui lui a servi de dossier, sa toile attend. Il la regarde dans son entièreté, se baisse en un effort visible. Sa main passe derrière le cadre comme on tient une belle femme par les hanches. Ses doigts tâtonnent, trouvent, attrapent le châssis. La toile s’élève, virevolte comme un bouclier à son bras. D’un pas ankylosé, usé, il repart à son hôtel.
Il pose sa toile sur une chaise, se toise dans le miroir, se nettoie un peu. Il regarde la toile sous la lumière de sa mansarde. Il ressemble à ces racines. Sec. Il prend son sac et repart.
Dans ce champ qu’il a peint aussi, les corbeaux ne sont pas là aujourd’hui. À la détonation sèche répétée par l’écho de la vallée, ils se seraient certainement envolés. Son corps rejoint le sol. L’écho s’estompe. Le ciel est clair, le blé chaloupe en cadence, les moissons seront abondantes cette année.