30 Mai 2022
Comme la vie
Il avait mangé léger à midi, trop de tension, de cholestérol, il essayait de faire attention. Il faut savoir mettre la pédale douce à un moment. Mais c’était délicieux, salades variées, melon, antipasti savoureux et fruits de saison garnissaient la longue tablée. Il s’était régalé comme tout le monde. L’adresse était connue, les amis de passage, fréquents, et les rires, abondants.
Dans l’après-midi, chacun avait adopté son rythme favori. Piscine pour certains, sieste pour d’autres, atelier jeu, séance de lecture, hamac, chaise longue ou canapé, un choix ardu. La propriété s’étendait en pente vers la mer comme si celle-ci l’attirait lentement. La plage était à cinq minutes à pied à travers les rues qui séparaient la maison du front de mer mais personne n’y allait jamais. On était trop bien ici. Un paradis d’ocres et de verts.
La force du soleil déclinant, la troupe s’était éparpillée. De nouveaux groupes se formaient en fonction des envies ou des besoins ; passer en ville, ne rien faire, aller boire un verre sur le port, se bouger un peu pour les plus valeureux. La température était idéale, de ces moments où le soleil et le vent s’accordaient pour se nourrir mutuellement. La caresse, la morsure.
Le court était tiraillé entre ombre et soleil. Plus les jeux avançaient, plus l’ombre se propageait et rafraîchissait le quick encore brûlant. Il était mené de deux jeux dans cette joute amicale. Mais personne n’aime perdre.
Ce petit revers slicé le long de la ligne, il ne l’avait pas du tout vu venir. D’accord, il n’aurait jamais dû attaquer le filet après cette balle de service médiocre mais c’était son jeu. Toujours de l’avant. Avec sa crinière noire bouclée et bien qu’il fût droitier, il se rêvait McEnroe sur le court. Lui aussi était rebelle à sa manière. Et puis c’était toujours ces émotions enfantines qui le prenaient, quel que soit le sport. Qui ne s’était pas vu Platini, ballon au pied, avant de tenter un coup-franc entre deux arbres ? Qui n’aurait pas aimé être McEnroe sur le Central pour une seconde ? Le génie et la destruction, la passion et le talent purs. En face, ce n’était ni Connors ni Lendl mais le passing soigné l’avait cloué au sol. Pris à contre-pied, ses appuis s’étaient dérobés, à l’instar de ses illusions de gagner la manche.
C’est dimanche, c’est les vacances. Il écoute les cris venant de la piscine, les plongeons joyeux, les rires qui s’ensuivent. Il sourit. Les voix sont éloignées mais le vent de la mer les ramène, troupeau de mots égarés que le chien rassemble. Ce n’est pas tout à fait intelligible mais il suppose que ça parle déjà d’apéro, de fruits de mer, de plans pour la soirée. Il entend son rire haut perché. Elle. Il lui sourit à distance, amoureux en sueur et en os, amoureux de toute son âme.
Avantage dehors. Il fait rebondir la balle sur le sol, repositionne ses pieds derrière la ligne, reprend la balle en main et aussi haut et droit qu’il peut, la lance dans le bleu. Sa poitrine s’embrase, il gémit, se plie, la balle retombe, rebondit, perd son inertie.
Framboise arrive, inquiète. Il respire. La douleur s’estompe peu à peu, il va bien, ce n’est rien. Il se relève, regarde son genou légèrement écorché et décide d’en rester là, ajoutant « pour l’instant » en souriant avant de regagner la maison. Framboise part profiter de la douche extérieure avant, sûrement, de piquer une tête dans la piscine.
Dans le salon, ils se croisent. Elle revenait juste pour se prendre un verre, mais devant son visage blême, ses épaules un peu rentrées, elle comprend que ça ne va pas. Elle s’inquiète, l’accompagne jusqu’à la chambre, scrute ses attitudes pour le jauger. Ça va, il lui dit que ça va. Il a trop forcé, c’est rien, juste un coup de chaud, ça va. Elle se pose contre lui sur le lit, ils regardent ensemble le ballet du vent dans les rideaux, synchronisant leurs respirations. Lentement, il s’assoupit. Délicatement, elle se relève, le laisse se reposer.
À son réveil, il se glisse dans un bain mais très vite, les douleurs le reprennent. Il l’appelle sans pouvoir pousser sa voix, il s’y reprend à deux fois avant de pouvoir lancer son nom. Elle arrive, voit son désarroi, sa douleur et appelle immédiatement le médecin. Il se traîne sur le lit. Le temps que le médecin arrive, la douleur s’éloigne à nouveau, ça passe. Il l’ausculte, les constantes sont acceptables mais il préfère appeler du renfort pour examens complémentaires, par précaution, parce qu’il n’a pas le matériel nécessaire.
Enfin extrait de cet embouteillage inattendu pour un début de soirée sur la côte, le défibrillateur des pompiers arrivera bien sur place, toutes sirènes hurlantes, seulement un quart d’heure trop tard.