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Madame S

Cinquième opus sur 13 nouvelles après Upbeat  la semaine dernière : Madame S.

 

 

Le téléphone sonne au Saxe 21. La domestique décroche le combiné en tremblant. Elle n’arrive toujours pas à faire confiance à cette étrange machine installée depuis peu et sursaute à chaque sonnerie. De loin, Meg l’entend répondre.

 

Oui, monsieur, je lui transmets. Au Palais, 17 h.

 

Elle raccroche, regarde l’engin de malheur d’un regard sombre comme s’il pouvait ne plus jamais sonner, rien que par la force de sa volonté. Puis se presse de son petit pas flottant jusqu’au salon.

 

Madame, vous êtes attendue à...

 

Madame a disparu. Petit pas repart, parcourt les pièces vides, entame la montée de l’escalier seulement accompagnée du bruit de son doigt sur la rampe en fer forgé. Petit pas glisse, atteint la chambre de Madame. Madame est déjà dans son vestiaire, deux jupes à la main.

 

- Madame, vous...

 

- Je sais, Adèle, je sais. Rouge ou bleue ? Diable, je ne sais même pas pourquoi je vous pose la question, comme si vous pouviez avoir un avis valable, d’où venez-vous déjà, ah oui, Montluçon, mmm, voyons, allons-y pour la bleue. Défaites donc mon chemisier, petite bécasse.

 

Petit pas se presse, Petit pas défait les boutons un à un. Petit pas trouve Madame magnifique. Son corset ourlé de dentelles dessine sa taille en sablier, bombant sa poitrine en avant. Son teint pâle est un écrin pour deux billes d’agate.

 

- Passez-moi mon chemisier ivoire, voulez-vous ?

 

Petit pas tend le cintre. La soie valse jusqu’à Madame. Une manche puis une autre. De ses petits doigts, Petit pas boutonne les demi-perles de nacre au dos de Madame. Madame lisse sa jupe bleue et s’assied devant sa coiffeuse. Madame recoiffe ses cheveux, se pare de son immense collier de perles encadrant une pieuse croix à la naissance de son décolleté. Qu’elle parfume d’un nuage de Jicky. Madame est prête. Madame descend l’escalier, met son plus beau chapeau, se vêt de son plus beau manteau, enfonce son visage dans la zibeline de son col. Petit pas lui ouvre la porte, Madame sort. Fumant sa pipe, l’automédon l’attend déjà dans son automobile à moteur. Encore une machine que Petit pas n’aime pas, qu’elle fusille du regard en la maudissant.

 

De l’impasse Ronsin jusqu’à l’avenue de Marigny, le véhicule suscite autant inquiétude qu’admiration. Traversant rue de Sèvres, un gamin manque se faire renverser tant il est subjugué par cet automate roulant. Le conducteur l’évite de peu. À Paris, les fiacres sont encore majoritaires, les rues sentent plus le crottin que les gaz d’échappement. Des Invalides au pont Alexandre III, tous les yeux sont braqués sur ce véhicule peu commun. Madame est bien enfoncée à l’arrière sur la banquette. Elle a hâte.

 

Bien que la course soit payée d’avance, Madame gratifie, comme toujours, le chauffeur d’un généreux pourboire. Il la salue mais elle presse déjà le pas. À la guérite, les troufions la reconnaissent, s’écartent, humant au passage quelques effluves. Elle se fraye un chemin à l’intérieur, à travers les couloirs. Rester à l’abri des regards. On ouvre à Madame le salon bleu. Madame s’assied. Attend.

 

Félix est en retard. Félix se fait attendre. Félix qui lui a confié qu’il souhaitait divorcer de Berthe. Félix sera à elle un jour. Le voici qui arrive. Il est essoufflé, il s’affale sur le divan.

 

- Aah, ma chère Meg, si vous saviez, si vous saviez ce que fut ma journée, si vous saviez, si vous saviez. Dreyfus, l’Archevêque, Albert, ils veulent tous ma mort.

 

Madame ne répond pas. Elle a son éducation, tout de même. Madame s’affaire, s’occupe, s’applique. Félix sourit enfin. Félix râle. Beaucoup. Bien trop. Félix s’accroche, halète, Félix s’effondre en arrière, happant de la main la petite cloche et de l’autre, la chevelure de Meg. Félix défaille. Félix n’est plus.

Madame S
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