Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Je ne connais qu'un devoir, c'est celui d'aimer

Huitième opus sur 13 nouvelles après Double Trouble la semaine dernière :

 

Je ne connais qu'un devoir, c'est celui d'aimer.

 

 

Il avait longuement hésité entre la truite saumonée du lac givrée à la norvégienne, le caneton de Challans à la vigneronne et la poulette de Bresse au moelleux de Louhans mais avait vite rejeté l'idée d'une entrée. Ils avaient assez fait bombance comme ça ces derniers jours et il restait encore de la route. Va pour la poulette. Michel avait pris la truite, Janine aussi, tout était délicieux mais Anne avait à peine picoré son saucisson chaud du Beaujolais, lui préférant les pommes de terre.

 

Ils riaient tous encore de leur quête de Sens, la ville et l'Hôtel de Paris et de la Poste où ils déjeunaient et de ce double sens qui avait animé la conversation sur la route. Lui en quête de sens, c'était savoureux. L'un des plus grands esprits du moment. Après le plat copieux, il passa son tour pour la tarte à l'envers des demoiselles Tatin. Ils avaient à peine bu, une bouteille de Fleury 59 à trois et commandé trois cafés pour ne pas trop s'attarder. Trois bonnes heures de route les attendaient pour rejoindre Paris si ça ne bouchonnait pas trop vers Melun. Dans un cérémonial millimétré, le serveur déposa la douloureuse avec délicatesse sur la table.

 

C'est lui qui régla l'addition. Il avait déjà insisté pour payer le plein en partant de Lourmarin. Alors qu'ils avaient récupéré leur vestiaire, le maître d'hôtel se hâta vers eux, le livre d'or à la main. Il s'exécuta de bon gré.

 

En sortant sous la pergola pour rejoindre le parking, le froid les prit instantanément sous son aile. Comme si chaque écharpe, chaque manteau s'était figé, glacé. Il remonta le col de son pardessus noir mais cette humidité imprégnait tout. Il ouvrit côté passager, recula le siège et laissa passer Janine et Anne à l'arrière, trépignant d'impatience de pouvoir refermer la portière derrière lui et échapper à la morsure de ce froid si dense. Leurs quatre respirations embuèrent l'habitacle. Contact. Le V8 toussa un peu mais se mit à vrombir avec lourdeur. Les 1 660 kilos se murent lentement et rejoignirent le bitume.

 

Rue de la République, rue du Général Leclerc, les numéros filaient à bonne allure pour rejoindre plus au nord la Nationale 5. Dès la sortie de Sens, le puissant coupé avala les kilomètres. Villeperrot, Pont-sur-Yonne, Villemanoche n'étaient plus que des souvenirs que la Facel laissait dans son sillage. À la hauteur de Champigny, Michel revint à une vitesse raisonnable, s'arrêtant au feu de la plus grande intersection. Vert. Les dernières maisons furent vite avalées, le monstre s'élança, dévorant l'asphalte, freinant aux abords d'une courbe légère, remettant les gaz sur le faux plat légèrement en montée. 100, il s'alluma une cigarette, 110, jeta l'allumette par la fenêtre, 120, 130, il regarda devant lui cette longue ligne droite bordée de peupliers, 140, la voiture rugit, accéléra, dérapa, frappa un arbre, rebondit, disloquée, et vint s'encastrer dans un second, quinze mètres plus loin. La carcasse ceignait l'arbre. L'arbre n'avait pas bougé. Aujourd'hui, Albert est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

Je ne connais qu'un devoir, c'est celui d'aimer
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
j'adore la fin.. et que l'arbre soit indemne :-)
Répondre
P
Merci Idéfix :)